A partir des livres de comptes de la confrérie des chaussetiers de Châlons-en-Champagne, Louis Grignon reconstitue les pérégrinations d'une paire de chausses et le procès qui s'en suivit.
"Je voudrais, dit Jehan de Soudron, faire sur le champ raccommoder mes chausses. - Tout à vos ordres, messire, fit Me Nicolas en s'inclinant, bien que nous soyons en ce moment fort pressés. Pourtant, si les avaries ne sont pas trop graves, ce sera l'affaire de quelques instants.
Et il tendit la main, pensant que le sieur de Soudron apportait, sous son mantel, les chausses qui exigeaient une réparation aussi urgente. Mais aussitôt sa réponse, Jehan de Soudron avait pris une autre attitude ; il avait lâché les agrafes qui liaient les chausses au pourpoint et se mettait en devoir de les retirer. II n'y avait pas de doutes à avoir ; c'était bien les chausses qu'il portait qu'il voulait faire raccommoder ; de sorte que, quelques secondes après, il se trouvait sans chausses au milieu de la boutique de Me Nicolas auquel il les présentait gravement.
- Par Sainte Anne ! Messire, vous ne pouvez rester ainsi sans chausses ! dit Me Nicolas, La décence (...).
- Il n'y a ni décence ni indécence pour un homme qui ne possède qu'une unique paire de chausses, laquelle est à raccommoder, répliqua Jehan. Et croisant sur sa poitrine sa robe à manche, il se promena fièrement dans la boutique de Me Nicolas, bien que l'on vît ses jambes nues. Me Robillart prit les chausses, les examina et reconnut qu'un morceau de parchemin avait été cousu dans la région du fond (...).
Occupé à d'autres soins, ce ne fut que le lendemain que le frère portier procéda à la répartition des robes rapportées par le compagnon, et qu'il trouva au milieu d'elles les chausses au fond desquelles le parchemin avait été recousu ; l'aspect de ce vêtement lui parut singulier, et il en référa au frère Jérôme Bardin, gardien du couvent. Le frère Jérôme entendit les explications du frère portier et reçut le vêtement qu'il examina attentivement. Le parchemin ne tarda pas à attirer son attention. L'écriture qui y était apposée était très nette, l'encre très noire ; il en commença la lecture. A la deuxième ligne, il fit un geste de surprise et d'indignation. Il mit ses besicles pour mieux voir, car il avait la vue basse, à cause de son grand âge. Il lut le tout, puis poussant un soupir, il dit au portier :
- Frère Sylvestre, sonnez sur le champ pour assembler nos frères ; nous allons avoir à délibérer sur un sujet important.
Cinq minutes après, les douze cordeliers étaient réunis chez le frère gardien.
- Mes frères, dit Jérôme Bardin en élevant les chausses pour les mieux faire voir, nous vivons en des temps bien difficiles, et l'on ne peut prévoir où s'arrêtera la malice des hommes. Le royaume est empoisonné d'écrits destinés à propager les funestes doctrines des hérétiques. Jusqu'alors, ces pamphlets, libelles et autres écrits détestables et pernicieux étaient répandus clandestinement parmi les fidèles ; ils restaient cachés, faisaient leur chemin par des voies détournées ; ils n'arrivaient que par ruse et par fraude, et autres moyens semblables. Mais aujourd'hui, mes chers frères, les propagateurs de cette abominable doctrine, fauteurs de désordres, semeurs de divisions et de discordes, ne connaissent plus de mesure, et, pour nous braver, ils font franchir à leurs écrits pervers, le seuil, jusqu'alors respecté, de nos saintes demeures. Et, voyez le moyen qu'ils emploient ! Cette paire de chausses, qui paraît de prime abord aussi inoffensive qu’usée, est revêtue d'un parchemin diabolique. Il y est dit qu'ils aboliront la confession, le jeûne et l'abstinence, les voeux monastiques ; qu'ils renverseront les autels, détruiront les images et autres choses horrifiques et damnables. Je vous ai donc réunis pour aviser sur ce ; nous ne pouvons décider sur un aussi grave sujet, mais je crois qu'en cette occurrence, nous devons prouver notre zèle et notre vigilance en envoyant ces chausses hérétiques à Paris, en la manière accoutumée, c'est à dire qu'après les avoir mises sous notre scel, elles seront portées à notre maison de Sézanne, qui les fera porter à notre maison de Coulommiers, qui les fera porter à notre maison de Lagny, qui les fera porter à Paris, où le Chapitre général prendra, sur cette matière importante, telles mesures qu'il jugera à propos pour la plus grande gloire de notre ordre, et, au besoin, on fera sorbonificalement délibérer. Cette proposition du frère gardien fut unanimement approuvée, et il fut décidé, séance tenante, que le frère Laurent, quêteur et pourvoyeur du couvent, homme robuste et capable de longues courses serait chargé du voyage ( ...).
extraits de la nouvelle "Les Chausses de Jehan de Soudron" in "Les Chausses de Jehan de Soudron et autres Nouvelles" de Louis Grignon, éditions du Petit Catalaunien Illustré, Châlons, 1995, p 10, 34 et suivantes. 18€ (port compris)
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